Quatre milliards de personnes dans le monde vivent avec moins de 10 dollars par jour. Même si elle cumule les difficultés, cette « base de la pyramide » représente un groupe de consommateurs à ne pas négliger. Les explications de Stephen Mark Rosenbaum, professeur à l’University of Southern Danemark.
Qu’est-ce que l’on appelle la « base de la pyramide » ?
La distribution des revenus dans la population mondiale peut être représentée par une pyramide, avec à son sommet un tout petit nombre de personnes qui gagnent beaucoup d’argent et à sa base un très grand nombre de personnes qui en gagnent très peu. En forgeant le concept de stratégie “bottom of the pyramid” dans leur ouvrage « La fortune au bas de la pyramide » (2002), les universitaires américains Prahalad & Hart ont mis en lumière le potentiel de marché que représentaient les quatre milliards de personnes qui vivent avec moins de 10 dollars par jour. Malgré leurs très faibles revenus individuels, ces personnes, comme elles sont très nombreuses, totalisent un pouvoir d’achat très significatif. Ainsi les trois milliards de personnes qui gagnent entre 2 et 10 dollars par jour représentent un pouvoir d’achat total de 5 000 milliards de dollars par an ; c’est considérable.
Comment les entreprises considèrent-elles ce groupe de consommateurs ?
La tendance classique à l’export est d’aller d’abord vers le sommet de la pyramide, et de se déployer sur ce segment dans un maximum de pays. Ainsi les entreprises s’adressent en général en priorité au milliard de personnes qui vivent avec plus de 60 dollars par jour et au 1,4 milliard de personnes gagnant entre 10 et 60 dollars par jour, ces dernières représentant un pouvoir d’achat total de 12 500 milliards de dollars par an. Ce segment de marché est essentiellement urbain, bien desservi en termes de distribution , et donc ultra-concurrentiel.
Au contraire, la « base de la pyramide » constitue une tranche de la population essentiellement rurale et périurbaine, avec une population plutôt dispersée et souvent mal desservie par la distribution classique. Dans les pays africains, par exemple, où environ 60 % de l’économie est informelle, la plupart des habitants vivent éloignés de beaucoup de réseaux de distribution et n’ont pas de compte bancaire. Autant de paramètres qui peuvent dissuader les entreprises d’investir ce segment de marché, pourtant très peu concurrencé.
Il y a une dizaine d’années, de nombreuses entreprises ont essayé d’atteindre la « base de la pyramide », Mais beaucoup se sont retirées du marché parce qu’elles n’ont pas trouvé de modèle commercial viable.
Aujourd’hui, les entreprises sont de plus en plus conscientes qu’il existe des opportunités pour vendre leurs produits aux personnes à faible revenu sur les marchés émergents. Et dans différents secteurs et différents pays, certaines sont parvenues à adapter avec succès leurs modèles commerciaux aux spécificités de cette cible. Elles fournissent des exemples de stratégies réussies pour aborder ce segment de marché.
Quelles sont les principales caractéristiques de ce type de consommateurs ?
Il s’agit pour nombre d’entre eux de personnes payées à la journée, dépourvues de compte bancaire, comme c’est le cas par exemple de 13 millions de personnes en Afrique du Sud, soit près du quart de la population. Elles dépensent une part élevée de leurs revenus pour les produits de base, nourriture et énergie. Leurs revenus sont souvent saisonniers et parfois dépendants du climat. Elles ne possèdent ni terres ni immobilier et éprouvent donc les plus grandes difficultés à obtenir des prêts bancaires. Elles ont généralement plusieurs personnes à charge et subissent de nombreuses contraintes d’infrastructures : absence de réseau, coupures d’électricité, approvisionnement en eau non fiable, routes difficiles… Elles ont un niveau d’éducation basique et leurs comportements sont souvent empreints de tabous religieux ou culturels. Elles montrent peu de fidélité aux marques et génèrent une demande très élastique aux prix.
Compte tenu de toutes ces difficultés, pourquoi s’intéresser à ce segment de marché ?
Les individus de la « base de la pyramide » sont des travailleurs fiables, autonomes, responsables et ambitieux ; ils doivent être considérés comme des consommateurs à part entière qui sont aujourd’hui mal desservis beaucoup sous-consomment ou ne consomment pas. Or ils représentent un pouvoir d’achat total très significatif et offrent donc des opportunités viables. Par exemple, les 25 millions de ménages les plus pauvres du Brésil cumulent un revenu de 73 milliards de dollars par an. Il existe aussi des raisons non financières de viser cette cible et de s’intéresser à ces personnes car les entreprises se préoccupent de plus en plus des questions de RSE et de la réalisation des Objectifs de développement durable de l’ONU.
Quels sont les principaux défis des entreprises occidentales ?
Les entreprises occidentales ont tendance à répliquer le modèle commercial qu’elles utilisent pour vendre au sommet de la pyramide, sans prendre en compte les caractéristiques spécifiques à cette clientèle. Ce n’est pas la bonne manière de procéder mais cette erreur est compréhensible car les entreprises occidentales n’ont aucune idée des comportements de ce marché cible, étant elles-mêmes très éloignées culturellement et sociologiquement de la base de la pyramide. Elles ont du mal à trouver des informations sur ces marchés, ainsi que des partenaires qualifiés.
Néanmoins beaucoup d’entreprises réussissent à acquérir des informations pour comprendre les besoins et les contraintes de ces consommateurs, notamment en s’alliant à des ONG ou en envoyant des jeunes recrues prendre le temps de vivre avec ces groupes cibles. Elles peuvent ainsi partir des besoins identifiés localement et renforcer leur légitimité; car les entreprises occidentales manquent en général de légitimité auprès de ce segment de population et elles doivent faire face à une intense concurrence informelle locale.
Ensuite, dans un contexte de consommateurs très dispersés, qu’il s’agisse de bidonvilles urbains ou d’habitat rural profond, les systèmes de distribution fragmentés et multicouches (il existe 9 millions de petites épiceries indépendantes en Chine, par exemple), impliquent des coûts d’exploitation relativement élevés, il peut alors parfois s’avérer difficile d’être rentable en reproduisant les mêmes stratégies que sur les autres segments de marché.
Par exemple, Procter & Gamble commercialisait un purificateur d’eau dans de petits sachets au prix de 10 cents l’unité et réalisait 50 % de profit sur ces ventes. Mais comme les populations visées coûtaient beaucoup plus cher à atteindre, P&G perdait de l’argent et a dû se retirer de ce marché.
Enfin, beaucoup d’entreprises essaient à tort de créer des produits nouveaux pour ces marchés, ce qui peuvent coûter cher en R&D. Alors qu’il vaut souvent mieux adapter des produits existants en adoptant un mode de pensée différent pour répondre aux besoins spécifiques de ce type de consommateurs. C’est l’exemple même du Chotukool fridge en Inde qui offre une solution de réfrigération peu coûteuse et peu consommatrice d’énergie à une population qui ne peut pas s’offrir, ni même utiliser, de réfrigérateur. Le Chotukool fonctionne sur batterie et n’utilise pas de de système de refroidissement par compresseur comme pour les réfrigérateurs traditionnels mais un système thermo-électrique ou une source de froid solide. D’une capacité de 43 litres, le Chotukool permet de conserver des aliments au frais pendant un ou deux jours.
Pour conclure je dirais que vendre à la base de la pyramide est l’exercice ultime de la vente export, celui où l’on doit d’abord tout oublier sur soi-même avant de trouver comment bien servir le marché; c’est un marché où il faut toujours partir du besoin et du système de distribution en place pour définir le produit à vendre, et jamais faire l’inverse; c’est l’équivalent de “iron man” pour l’export : celui qui réussit est équipé pour réussir partout ailleurs!