Comment les chaînes de valeur mondiales peuvent-elles évoluer dans un futur proche avec le développement de l’industrie 5.0 ? Les réponses d’Antonella Zucchella, professeure à l’Université de Pavie (Italie).
Qu’entend-on par « industrie 5.0 » ?
Il s’agit d’un concept et d’une terminologie développés par l’Union européenne. L’industrie 5.0 est durable et résiliente en plus d’être centrée sur l’humain– ce sont les trois mots clés. L’idée est d’accélérer la transformation de l’industrie vers de nouveaux paradigmes technologiques, et au-delà. La technologie et l’innovation technologique – qui caractérisaient déjà l’industrie 4.0 – sont toujours là pour augmenter la productivité et la compétitivité de l’industrie (intelligence artificielle, robotique, Internet des objets, impression 3D…), mais une attention particulière est désormais portée aux travailleurs (promotion des talents, de la diversité, de l’autonomie dans la gestion des tâches, lutte contre la pénibilité etc. afin que les femmes et les hommes puissent travailler en harmonie avec la technologie. S’y ajoutent la durabilité qui est bien sûr un moteur clé du changement, et aussi la résilience, sujet très à la mode ces dernières années du fait des chocs auxquels l’industrie a dû faire face. L’industrie doit se montrer capable de faire face à des chocs en répétition.
Quels sont les objectifs de l’industrie 5.0 ?
L’industrie 5.0 doit apporter des solutions pour les êtres humains et notre planète. L’un des objectifs concerne le bien-être des travailleurs de manière générale, afin d’attirer les meilleurs talents dans l’industrie – ce qui devient un problème. Cela passe par la formation, l’évolution des compétences, la sécurité, l’adaptation des conditions de travail, etc. L’un des autres grands objectifs est de réduire la consommation de ressources, grâce à des process circulaires, et de minimiser l’impact environnemental. Il s’agit également de gagner en compétitivité, car l’industrie 5.0 devrait favoriser les exportations européennes de produits sur les marchés mondiaux. C’est pourquoi l’UE participe au financement de cette transition. Les programmes de recherche visent par exemple à évaluer le futur impact des nouvelles technologies sur l’emploi, les modèles économiques et le bien-être au travail…, ou à démontrer comment les employés d’une usine et les machines peuvent fonctionner en harmonie pour augmenter la productivité, la qualité, les performances, la satisfaction et la sécurité,… Ces programmes cherchent également à montrer comment les systèmes cyber-physiques, la gestion du cycle de vie des produits, la réalité augmentée et les technologies d’intelligence artificielle peuvent transformer la fabrication circulaire. En faisant en sorte que la production respecte les limites de notre planète et en plaçant le bien-être des travailleurs au centre du processus de production, l’industrie 5.0 reconnaît ainsi la capacité de l’industrie à atteindre des objectifs sociétaux au-delà de l’emploi et de la croissance, et à devenir un fournisseur résilient de prospérité.
Qu’en est-il des chaînes de valeur mondiales dans ce contexte ?
L’objectif est de concourir à des chaînes de valeur mondiales intelligentes, résilientes et durables, grâce à l’intégration de la technologie. Les chaînes de valeur sont en effet confrontées à des perturbations continues et radicales. Mais seules 12 % des entreprises industrielles y sont préparées, selon une étude menée en 2022 par le cabinet de conseil AT Kearney. Ces perturbations peuvent provenir de la technologie, de la durabilité, de crises économiques, de conflits, de pandémies, etc.
En quoi consistent ces chaînes de valeur mondiales ?
Les chaînes de valeur mondiales (CVM) sont l’un des principaux paramètres d’un monde globalisé. Elles ont pris de l’importance à partir du début des années 1980 avec la mondialisation, lorsque les entreprises industrielles ont commencé à délocaliser et à externaliser de plus en plus leur production dans différents pays du monde dans le but de gagner en compétitivité (plus grande efficacité, coûts réduits, etc.). Une chaîne de valeur mondiale divise ainsi le processus de production entre les pays, les entreprises se spécialisant dans une tâche spécifique et ne produisant pas l’intégralité du produit. A l’exemple de Dell (semi-conducteurs, informatique, électronique), les entreprises s’appuient, pour différents matériaux, composants et services, sur des réseaux complexes de fournisseurs à plusieurs niveaux et interconnectés. Mais la chaîne de valeur de l’industrie ne se limite pas aux activités en amont. Elle intègre également celles se situant en aval, impliquant ainsi les partenaires commerciaux qui assurent la livraison des produits finaux aux consommateurs. Une chaîne de valeur commence avec les matières premières, continue avec les composants, les produits semi-finis puis finis, et va jusqu’aux différents canaux de distribution des produits jusqu’aux consommateurs finaux.
Les configurations des CVM déterminent la compétitivité internationale des produits. Par exemple, dans chaque produit, service exporté par les USA une part de la valeur incorporée provient des USA (intrants et/ou activité de production) et une part est importée (composants, matériaux, services, etc.). C’est parce qu’elles peuvent se fournir à l’étranger et que toutes leurs productions ne sont pas 100% “Made in US” que les entreprises américaines sont compétitives à l’exportation. Il en va de même pour les produits européens exportés. Les CVM sont un facteur majeur de la compétitivité.
Quels sont les changements auxquels il faut s’attendre concernant les chaînes de valeur mondiales ?
Au cours des cinq ou six dernières années, nous avons constaté que la mondialisation avait tendance à ralentir, voire à se désintégrer. L’hebdomadaire The Economist a parlé de « slowbalisation », sur fond de montée du protectionnisme. Cette tendance a déjà un impact sur les chaînes de valeur mondiales, tout comme l’émergence et la propagation de nouvelles technologies ainsi que les nouveaux agendas imposés par la durabilité.
On peut considérer trois périodes concernant les CVM. La première, dans les années 1990, est celle de l’efficacité : les entreprises délocalisaient et externalisaient la production pour réduire les coûts. Mais à la fin des années 1990, la durabilité a amèné à repenser les CVM, à sélectionner les fournisseurs avec une plus grande attention, à regarder de plus près leur impact, et à mesurer les conséquences d’une chaîne de valeur non durable sur la réputation de l’entreprise. Et au cours des dernières années, nous avons vécu une répétition de chocs qui a fait émerger l’impératif de résilience. Les chaînes de valeur doivent donc être efficaces, durables, mais aussi résilientes – ce qui rejoint les objectifs de l’industrie 5.0. Une étude de McKinsey révèle ainsi que, selon 70 % des managers de supply chains, l’accent est moins mis désormais sur le fournisseur le moins cher et davantage sur des processus résilients et flexibles.
Dans ce contexte, comment les chaînes de valeur mondiales vont-elles évoluer ?
Il est trop tôt pour le dire. La « démondialisation », la technologie et la durabilité vont-elles, chacune de leur côté, contribuer à étendre ou au contraire à réduire les chaînes de valeur mondiales ? Et quel sera l’impact de la combinaison de ces trois facteurs de changement ? On ne sait pas. Les entreprises vont-elles plus externaliser ou plus internaliser ? Diversifier leurs fournisseurs ou substituer certains fournisseurs ? Relocaliser la production (re-shoring) ou la rapprocher (nearshoring) ? Déplacer leur production dans des pays amis (friend shoring) ? Les CVM vont-elles être plus digitalisées ? Telles sont les principales questions posées.
Une récente enquête auprès des PME de la région Lombardie (la plus industrielle d’Italie) montre que la majorité de ces entreprises ont l’intention de diversifier leurs fournisseurs pour être plus résilientes ou plus durables. Certaines vont aussi augmenter leurs stocks de matières premières et de composants. Mais seulement 11% pensent introduire des technologies digitales dans leur chaîne de valeur et dans leurs process – sachant qu’il s’agit de PME qui font face à des obstacles pour investir dans les technologies. Seul un tout petit pourcentage d’entreprises disent qu’elles vont « ramener à la maison » ou rapprocher leur production.
Nous ne savons pas quelles configurations vont prendre les chaînes de valeur mondiales en fonction des trois objectifs d’intelligence, de résilience et de durabilité. En revanche, nous savons que ces trois objectifs de l’industrie 5.0 doivent stimuler la compétitivité internationale et la croissance des exportations de l’industrie européenne.
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