Catastrophes naturelles, conflits armés, attaques terroristes, pandémie… Quel est l’impact de ces chocs exogènes sur les stratégies des PME à l’export ? Les réponses de Manon Meschi, professeure de management international et stratégie à l’ESSCA (Aix-en-Provence).
Qu’entend-on exactement par « choc exogène » ?
Le concept de « choc exogène » recouvre « des événements difficiles à prévoir ou à anticiper, externes aux organisations et indépendants des forces du marché, aux répercussions brutales (directes et indirectes) sur les organisations et leur environnement opérationnel (local et international), perturbant l’ordre existant et générant un fort climat d’incertitudes et de menaces, répandues au-delà de la zone touchée ». Autrement dit, il s’agit d’événements imprévisibles, externes aux entreprises, qui ont une influence brutale et perturbatrice et créent un climat d’incertitude – des événements à faible probabilité et à forte conséquence. Parmi les exemples récents, on peut citer la guerre Russie-Ukraine, le conflit israélo-palestinien ou la pandémie de Covid-19. Parmi les exemples un peu plus anciens, on pense à l’accident nucléaire de Fukushima en 2011, aux attentats du 11 septembre 2001 ou encore à la crise financière de 2007-2009.
Quels sont les différents types de chocs exogènes ?
On peut classer ces chocs selon trois critères : leur étendue géographique, leur effet et leur niveau de participation humaine dans le phénomène. Selon le premier critère, on distingue des chocs d’ampleur mondiale, qui touchent de multiples régions du monde, comme la crise financière de 2007-2009 ou la pandémie de Covid-19, et des chocs aux conséquences localisées sur un marché ou une région, comme des catastrophes naturelles ou industrielles, des conflits armés ou des crises politiques. Mais ce critère reste relativement flou : par exemple, même si l’épicentre du choc lié au conflit russo-ukrainien est très localisé, ses effets directs et indirects touchent les acteurs bien au-delà de la région affectée.
Le deuxième critère, celui des effets perçus, est soumis à des biais cognitifs qui peuvent conduire à surestimer ou à sous-estimer les effets d’un choc. Par exemple, les effets des catastrophes industrielles, des attaques terroristes ou des conflits peuvent être surestimés, tandis que ceux des catastrophes climatiques ou des crises économiques peuvent être sous-estimés. Les effets perçus d’un même type de choc varient en fonction du profil socioculturel des acteurs concernés, et notamment de l’habitude d’apparition de ces chocs dans leur environnement.
Selon le troisième critère, on peut différencier des chocs avec un fort degré de participation humaine comme des conflits, des attaques terroristes ou des catastrophes industrielles, et des chocs avec un degré une participation humaine plus faible comme des catastrophes naturelles ou biologiques. Mais ce critère peut aussi être relativisé, car les catastrophes naturelles ou biologiques peuvent être amplifiées par des causes humaines (pollution, surpopulation, etc.). Finalement, on peut distinguer six types de chocs exogènes : les crises économiques et financières, les conflits armés et les crises géopolitiques, les catastrophes naturelles et climatiques, les catastrophes industrielles et technologiques, les catastrophes sanitaires et biologiques, les attaques terroristes.
Quelles sont les conséquences de ces chocs sur l’internationalisation des entreprises ?
La mondialisation et la forte interconnexion des économies tendent à démultiplier l’ampleur et la fréquence d’apparition des chocs, exposant les firmes et notamment leurs activités internationales à de multiples effets. Cela inclut des conséquences très directes et très localisées, comme un nombre de victimes, des destructions matérielles ou une perturbation des échanges internationaux, mais également des effets plus indirects comme une augmentation des restrictions gouvernementales, une érosion de la confiance dans le commerce international ou une augmentation des barrières protectionnistes. Ces chocs tendent à augmenter les coûts et les risques associés aux activités internationales des entreprises et donc à influencer leurs décisions stratégiques sur les marchés étrangers.
Quels étaient les objectifs de votre recherche ?
Avec Ulrike Mayrhofer, de l’Université de Côte d’Azur et de l’IAE de Nice, et Antonio Majocchi, de la Luiss University à Rome, nous avons étudié les effets de ces différentes formes de chocs exogènes sur la variation des stratégies d’internationalisation des PME exportatrices. Cette recherche met en exergue trois grands constats.
D’abord, les entreprises sont de plus en plus exposées à des chocs exogènes sur les marchés étrangers ; ces chocs génèrent un climat d’incertitude et influencent leurs choix stratégiques.
Deuxième constat : la plupart des recherches en management international se sont focalisées sur les comportements stratégiques des multinationales, qui se caractérisent par un fort engagement financier sur les marchés étrangers via des modes d’entrée capitalistiques (filiales, joint-ventures, etc.) et une exposition directe aux conséquences des chocs (pertes humaines, dommages matériels, traumatismes chez les employés expatriés, etc.). Ces recherches sont aussi concentrées sur le marché touché, dans une analyse très locale des décisions stratégiques. L’originalité de notre recherche est d’examiner les comportements des entreprises au niveau de l’ensemble de la stratégie d’internationalisation, dans l’idée que même si un choc est très localisé sur un marché étranger, la firme ne va pas uniquement adapter sa stratégie sur le marché affecté ; elle va réagir au niveau de l’ensemble de sa stratégie d’internationalisation et de son portefeuille de marchés – l’ensemble des marchés étrangers sur lesquels elle opère. Dans cette approche globale, holistique, le portefeuille de marchés apparaît comme un indicateur clé pour évaluer les changements dans le degré d’internationalisation, mais aussi dans la configuration de la stratégie d’internationalisation des entreprises. La notion de portefeuille de marchés est souvent associée au mode d’entrée appelé exportation, qui est moins capitalistique que l’implantation par exemple, nécessite moins de ressources pour s’engager sur les marchés étrangers, et permet d’étendre ses activités sur de multiples marchés. L’idée est donc d’observer des variations assez rapides et significatives du portefeuille de marchés à la suite de chocs.
Troisième constat : ce mode d’entrée par l’exportation est souvent le fait de PME, ces dernières étant potentiellement plus vulnérables face aux chocs sur les marchés étrangers en raison de leurs contraintes de ressources et de capacités. On peut donc s’attendre à ce que cette plus grande sensibilité aux fluctuations de l’environnement se traduise par des variations assez rapides et significatives dans la configuration du portefeuille de marchés des PME.
Quelle était la problématique de votre recherche ?
La question posée était : comment les PME réagissent-elles aux niveaux élevés d’incertitude causés par les chocs exogènes sur leurs marchés à l’export ? Pour étudier cette problématique, nous avons fondé notre recherche sur la théorie dite des “options réelles”. Issue des mathématiques financières, cette théorie est souvent appliquée au management international. Selon la théorie des options réelles, les choix stratégiques peuvent être assimilés à des investissements offrant à l’entreprise des « options » pour des décisions futures, et donc une flexibilité opérationnelle et stratégique lui conférant des avantages concurrentiels dans des périodes d’incertitude. Ces choix stratégiques s’apparentent à des investissements « exploratoires », sur lesquels les firmes vont miser et qui leur permettent de garder un certain nombre d’options ouvertes, pour être mieux préparées à des contextes d’incertitude. Cette logique des options réelles s’applique à l’export, car elle répond aux deux principes fondamentaux de la théorie : l’investissement séquentiel (le mode d’entrée de l’export en tant que forme d’investissement exploratoire visant à élargir progressivement ses débouchés de ventes sur des marchés étrangers) et la réversibilité des investissements (qui garantissent à l’entreprise une flexibilité précieuse en période d’incertitude).
Quelles sont les options qui s’offrent aux entreprises ?
L’idée de cette recherche est que même un choc localisé, se produisant sur un marché spécifique, aurait des effets sur une PME exportatrice qui l’affecteront bien au-delà du marché touché et influenceront l’ensemble de sa stratégie d’internationalisation. L’entreprise prend en considération l’ensemble de son portefeuille de marchés comme un ensemble d’options disponibles pour redéfinir ou réadapter sa stratégie future. En management international, on distingue deux types d’options : les options de transfert (switching options) et les options de croissance (growth options). Les premières permettent à l’entreprise d’atteindre le même objectif par d’autres moyens. Pour l’export, cela se traduit par un portefeuille de marchés très dispersé régionalement, permettant à la firme de transférer assez rapidement ses ventes d’une région à une autre – sans coût important si la PME détient déjà un canal de distribution sur ces marchés. La PME peut ainsi réduire son exposition à un choc localisé en déplaçant ses ventes sur d’autres marchés potentiellement moins touchés. Par définition, les options de croissance offrent la possibilité aux firmes de saisir des opportunités de croissance. Pour l’export, elles se traduisent par cet investissement exploratoire et incrémental, qui permet d’augmenter progressivement ses efforts à mesure qu’on a une meilleure compréhension des marchés. Dans le contexte d’une exposition à une forte incertitude causée par l’apparition d’un choc exogène sur un marché étranger, un investissement relativement concentré en termes de ventes sur un nombre réduit de marchés tend à réduire la flexibilité opérationnelle de la firme et à représenter une forme de surexposition et de dépendance à ces marchés.
Ces deux types d’options mesurent deux dimensions du portefeuille de marchés : la largeur pour les options de transfert, c’est-à-dire la dispersion régionale des marchés à l’export, la diversité régionale des marchés présents dans le portefeuille ; la profondeur pour les options de croissance, à savoir le niveau de concentration régionale des ventes (en termes de chiffre d’affaires). L’idée de notre recherche est d’observer les changements dans les stratégies de configuration du portefeuille de marchés à l’export, en termes de largeur et de profondeur, lorsque la PME est exposée à différents niveaux d’intensité de chocs exogènes – des niveaux relativement faibles (chocs moins fréquents, moins sévères, plus localisés ou de plus courte durée) et des niveaux plus élevés (chocs plus fréquents, plus sévères, plus longs ou touchant plus de marchés).
Quelle méthodologie avez-vous utilisée ?
Nous nous sommes basés sur un échantillon d’environ 3.000 PME françaises exportatrices et plus de 12.000 observations sur la période 2015-2020, afin de tester les effets longitudinaux de l’exposition à différents niveaux d’intensité de choc. Pour mesurer la largeur et la profondeur du portefeuille de marchés, nous avons mobilisé deux indicateurs de dispersion régionale basée sur les marchés et de concentration régionale basée sur les ventes. Pour mesurer l’intensité du choc, nous avons construit un score d’exposition, fondé sur différentes dimensions du choc : sévérité (nombre de victimes), fréquence (nombre d’incidents liés à un type de choc), durée (d’exposition au choc) et ampleur (nombre de marchés touchés par un type de choc).
Quels sont les principaux résultats de vos travaux ?
Nous avons constaté que lorsque les PME sont confrontées à une faible intensité de choc, elles tendent à accroître progressivement la dispersion régionale de leur portefeuille (la largeur) et à réduire la concentration régionale de leurs ventes à l’export (la profondeur). Autrement dit, lorsqu’elles sont confrontées à des chocs de faible intensité, les PME vont adopter une stratégie de diversification des marchés et de réduction de la dépendance à certains marchés. Elles s’appuient sur la flexibilité offerte par une grande diversité de marchés dans leur portefeuille, pour transférer leurs ventes d’un marché à un autre, notamment d’un marché touché à des marchés moins touchés.
Au contraire, lorsque les PME sont confrontées à des niveaux d’intensité de choc beaucoup plus forts, elles vont progressivement diminuer la dispersion régionale de leur portefeuille et accroître la concentration régionale de leurs ventes à l’export. Une exposition à des chocs de très forte intensité, causant des dommages beaucoup plus importants, d’une durée plus longue ou affectant un nombre plus important de marchés, va en effet accentuer le risque global pour les activités à l’export des PME et peser sur leur performance économique et financière à l’international. Pour compenser ces pertes et maintenir les économies d’échelle offertes par les activités à l’export, les PME tendent à accroître la profondeur de leur portefeuille de marchés en exploitant plus fortement les options de croissance : elles recentrent leurs efforts sur un nombre plus restreint de marchés, afin de soutenir ces économies d’échelle, grâce à une meilleure pénétration des ventes dans des marchés plus sûrs et mieux connus. Parallèlement, la diminution de la dispersion régionale est due à la complexité associée à un portefeuille de marchés étendu géographiquement et à la nécessité pour ces PME de concentrer leur attention managériale, leur énergie et leurs ressources pour faire face à ces chocs exogènes de très forte intensité.