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Préserver sa e-réputation : le nouveau challenge des entreprises à l’international

Préserver sa e-réputation : le nouveau challenge des entreprises à l’international

Sur la base d’études de cas d’entreprises internationales de divers secteurs, Mona Shehata, docteure en sciences de l’information et de la communication, montre l’importance des facteurs socio-culturels dans la propagation des rumeurs numériques. 

Quel est le sujet de votre recherche ? 

Mon travail porte sur les facteurs socio-culturels de la propagation des rumeurs numériques. Il est fondé sur une recherche exploratoire concernant les crises médiatiques et le rôle des pratiques socio-culturelles des internautes, ainsi que sur l’étude comparative de cinq cas de rumeurs en Egypte et en France dans différents secteurs. Comme l’ont écrit Rosnow et Fine, « la rumeur est le sujet de toute conversation humaine depuis que l’Humanité a acquis le pouvoir du verbe ». Mais l’essor du Web 2.0 et le boom des plates-formes numériques comme Facebook et Twitter ont augmenté le risque d’apparition et de diffusion de rumeurs, créant un environnement imprévisible pour l’e-réputation des entreprises opérant dans différents pays. 

Quelle méthodologie avez-vous utilisée ? 

L’analyse s’appuie sur deux contextes culturels (Egypte et France) et sur une méthodologie comportant des volets quantitatif et qualitatif. Je me suis appuyée sur trois niveaux d’analyse : un niveau micro-environnemental, qui concerne les internautes impliqués dans le processus de propagation des rumeurs ; un niveau macro-environnemental, qui touche aux variables liées aux sphères sociales, culturelles ou politiques, et qui influencent également les pratiques des internautes ; un niveau méso-environnemental, constitué des réseaux sociaux numériques, où se

déroulent toutes les interactions, les processus de déclenchement, de propagation et de démenti des rumeurs. Pour collecter et cartographier les données, qui se composent notamment de 3 966 messages extraits de Facebook et de 1518 micro-messages tirés de Twitter, je me suis appuyée sur diverses techniques (théorie ancrée, netnographie, entretiens semi-directifs auprès des entreprises) et différents outils de veille et d’analyse de données (Netvizz, NodeXl, Gephi, Tweet Beaver, Treeverse). 

La première étude de cas concerne Orange Egypte. Que s’est-il passé ?                                                                         

Une rumeur prétendant qu’« Orange est une entreprise israélienne qui parraine des unités militaires israéliennes » a été lancée en 2015 en Egypte, sur Facebook et sur Twitter, puis s’est propagée dans le pays. Cela s’est produit juste avant l’annonce du rachat par Orange du géant égyptien de la téléphonie mobile Mobinil. Cette rumeur s’accompagnait d’une campagne de boycott contre les deux entreprises. Elle a été lancée par la page publique « BDS Egypte », BDS étant un organisme politique très actif, connu pour une série de demandes de boycotts contre des organisations israéliennes, et présent dans plusieurs pays dont la France. On a d’ailleurs pu constater que cette rumeur existait déjà sur « BDS France » bien avant 2015. Il s’agit d’une rumeur politique, qui correspond à un thème assez sensible et délicat en Egypte. Sa propagation sur les réseaux sociaux a été facilitée par de nombreux hashtags, rédigés à la fois en arabe, en anglais et en français. La cartographie de la propagation de cette rumeur sur Facebook met en évidence des liens internationaux qui forment des « petits mondes » sur les plates-formes numériques. C’est une sorte d’écosystème sans frontière territoriale, où la rumeur se propage librement en s’adaptant aux spécificités culturelles de chaque pays. 

Comment Orange a-t-il géré cette crise et freiné cette rumeur ? 

Le community manager d’Orange Egypte a accordé beaucoup d’importance aux affects et aux interactions des internautes sur la page Facebook officielle d’Orange Égypte, ainsi qu’aux tweets des influenceurs impliqués dans la propagation de la rumeur. Il a été très actif pour répondre directement et rapidement (dans les 10 minutes) aux tweets et aux messages des internautes. En parallèle, la page publique de fact-checking local « Da begad » a posté un démenti officiel d’Orange Egypte. Orange a décidé de suivre une stratégie de communication fondée sur la transparence et a également lancé une conférence de presse, au Caire, avec le PDG d’Orange, qui a pris la parole pour démentir lui-même la rumeur. Le groupe Orange a décidé de confier la gestion de la rumeur au siège égyptien, premier visé et meilleur connaisseur des socles culturels du pays. Le PDG d’Orange a par ailleurs été interviewé plusieurs fois dans des émissions sur la chaîne BFMTV pour dissiper la polémique. On peut dire que cette gestion s’est révélée très efficace puisque la propagation de la rumeur s’est arrêtée quelques mois plus tard. 

Le deuxième cas concerne Danone Egypte, dans l’agroalimentaire. 

En 2016, Danone a été frappé par une rumeur propagée sur les plates-formes numériques en Egypte, selon laquelle « les yaourts Danone contiennent de la gélatine de porc ». Son contenu prenait la forme de photos montrant des pots de yaourt et un cochon, un thème qui touche aux croyances religieuses de la communauté musulmane. Grâce aux échanges internationaux entre internautes et à la plasticité des territoires numériques, la rumeur s’est propagée en Egypte, mais avait déjà été observée auparavant au Maroc. Au fil des années, la propagation apparaît en fait comme cyclique : elle apparaît toujours juste avant le mois de Ramadan, connu pour être la saison de consommation des yaourts. Comme le montre la cartographie de la page publique qui a servi de point de départ, la rumeur a pu construire, là aussi, des « petits mondes » grâce à l’interconnexion des pages Facebook et se propager à grande échelle. 

Danone a choisi de ne pas réagir et de gérer cette rumeur par le mutisme, compte tenu de son caractère récurrent. L’entreprise a laissé le démenti à la page Facebook publique qui joue le rôle de fact-checking en Egypte (« Da begad ») ; un démenti a été publié trois jours après l’apparition de la rumeur, mais elle continue jusqu’à aujourd’hui à circuler en Egypte, se transformant presque en légende urbaine, réactivée régulièrement selon Danone par certains de ses concurrents locaux.

Le troisième cas concerne Red Bull France. 

Depuis 2002, il existe une rumeur prétendant que « la taurine des boissons de type Red Bull provient de sperme de taureau ». Elle suggère ainsi une confusion entre la taurine, un acide aminé présent dans les boissons énergisantes, et le sperme de taureau. Cette rumeur a frappé la multinationale Red Bull sur plusieurs plateformes, blogs, forums et réseaux sociaux (Facebook, Twitter et Youtube). Red Bull l’a démentie officiellement sur le site web officiel de l’entreprise, dans la rubrique « questions fréquentes ». La marque y explique que la taurine ne provient pas de sperme de taureau et affirme : « Voilà plus de 35 ans que ça dure. Nous n’avons toujours rien à cacher. Nous avons une réponse à toute question ». Mais malheureusement, cette rumeur existe toujours et devient, là aussi, une légende urbaine. 

La quatrième rumeur que vous avez étudiée a frappé le secteur des produits d’hygiène de Procter & Gamble en Egypte. 

Oui. Cette rumeur a été lancée le 19 juillet 2016 sur les réseaux sociaux égyptiens à l’occasion d’annonces gouvernementales concernant les réformes économiques, visant à modifier la TVA de certains biens et services. Elle affirmait que « les prix des couches Pampers augmenteraient en Égypte après l’application de la nouvelle TVA ». Un sujet sensible car les couches sont des produits de consommation courante en Egypte. La rumeur a trouvé un terrain propice pour naître dans le vide informationnel qui régnait juste avant que le gouvernement annonce officiellement les nouvelles lois. Procter & Gamble n’a rien publié officiellement pour démentir la rumeur, adoptant une stratégie de mutisme. La page publique de fact-checking « Da begad » a démenti la rumeur six jours après son apparition sur Facebook. La rumeur s’est éteinte lorsque l’Etat a publié la liste officielle exacte des produits concernés par la nouvelle TVA, dont Pampers ne faisait pas partie. Ici, ce sont des opposants au gouvernement qui ont lancé cette rumeur, l’entreprise étant en quelque sorte prise en otage. 

Le cinquième cas concerne Mobinil, l’ex-géant de la téléphonie mobile égyptienne, mais cette fois-ci, la crise médiatique ne naît pas d’une rumeur, mais d’un tweet du PDG. Effectivement. Le 24 juin 2011, le PDG de Mobinil a publié sur son compte Twitter personnel une image de caricature de Mickey avec une longue barbe et de Minnie avec un niqab, en se moquant de la montée des islamistes en Egypte à l’époque qui a suivi la révolution. Cette caricature a choqué un certain nombre de musulmans. Par la suite, le PDG a publié un tweet dans lequel il s’excusait et déclarait qu’il plaisantait. Le département des ressources humaines a aussi distribué un script standard bien préparé, avec des éléments de langage, pour les employés en interaction directe avec les clients. Trois jours plus tard, Mobinil a également publié une annonce sur les pages officielles Facebook et Twitter du groupe, confirmant que « Mobinil est une société égyptienne anonyme, sans orientation religieuse ou politique, qui appartient aux Égyptiens ». Malgré tous ces efforts, cette crise médiatique s’est traduite par une grave chute du cours de l’action du groupe et la perte de deux millions de clients. 

Quelles analyses et quels résultats tirez-vous de ces cinq études de cas ? 

D’abord, on peut constater que pour la majorité de ces crises le contenu a pris la forme d’images circulant sur les réseaux sociaux numériques et touchant à des signes culturels. Les internautes sont en effet attirés dans 60 % des cas par les rumeurs circulant sous forme d’images. On peut aussi observer qu’il existe une continuité de propagation des rumeurs entre différentes plates-formes numériques et différents pays : en suivant un parcours extra-territorial et inter-plates-formes, les rumeurs peuvent entacher l’e-réputation des multinationales et s’affranchir des frontières. On a aussi la confirmation que les PDG sont souvent les ambassadeurs de leur organisation ; leur perception par les consommateurs affecte donc directement l’image et l’e-réputation de l’entreprise. 

Quelles sont les similarités et les différences, liées aux usages et aux différences culturelles, que vous avez pu observer entre l’Egypte et la France ? 

Sur les deux terrains culturels, les rumeurs et les crises touchent à des thèmes fortement ancrés

dans le contexte national et la société. Dans les cinq cas étudiés, la langue utilisée, lors de l’apparition initiale de la rumeur, a toujours été la langue officielle du pays ciblé. Mais pour circuler d’un territoire à l’autre, les rumeurs adoptent la langue de chaque pays. La gestion des rumeurs et le processus de démenti sont aussi similaires : le démenti a été assuré par des sites spécialistes du fact-checking plutôt que par des canaux officiels des entreprises. On constate par contre des différences entre les deux pays sur la nature des sources à l’origine des rumeurs. En Egypte, le taux de plausibilité accordé à des sources inconnues est plus fort qu’en France et le degré de confiance dans les plates-formes numériques est plus élevé. En France, la majorité des rumeurs venaient plus de sites web officiels ou de la télévision que de plates-formes numériques. Car il existe en France une culture de la suspicion et de l’enquête, et donc moins d’internautes qui croient aux rumeurs sur les réseaux sociaux. 

Que peut-on dire de la « culture informationnelle » à l’œuvre dans ces crises ?

 Elle est dominée par la présence des images contenant des signes socio-culturels, exploités et instrumentalisés (un drapeau, un cochon, Mickey et Minnie, etc.). L’acte de partage des rumeurs sur les réseaux est également dominant par rapport aux autres fonctionnalités (commentaires et likes). L’un des facteurs socio-culturels en jeu est celui de l’atmosphère politique du pays, comme les relations de l’Egypte avec Israël ou la montée des islamistes dans le pays de 2011 à 2013. Enfin, la temporalité de la diffusion est également un élément très important : certaines rumeurs dépendent du timing des événements politiques (révolution arabe), économiques (acquisition de Mobinil par Orange), sociaux ou culturels (mois de Ramadan).

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