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Comment la crise Covid transformera l’expatriation?

Comment la crise Covid transformera l’expatriation?

Quels sont les enseignements de la crise sanitaire pour la gestion des expatriés ? Quelles sont les nouvelles tendances dans la mobilité internationale ? Les réponses de Marine Berthelet, docteur en management international et fondatrice du cabinet Leading Globally.

 

Comment la crise du Covid a-t-elle impacté la mobilité internationale ?

Cette crise a fait ressortir toute la complexité de l’expatriation et notamment sa forte dépendance au contexte. Le Covid a fait émerger une multiplicité de problèmes, en fonction des zones géographiques, des secteurs d’activité, des générations, des types de poste et de contrat… Il n’est donc pas facile de tirer de conclusion générale. La plupart des expatriés sont restés en poste. Toutefois, de nouveaux employés, qui n’étaient pas suivis jusque-là et qui ont eu besoin de soutien durant la crise, sont apparus dans les radars des ressources humaines en charge des expatriés. Pour les entreprises n’utilisant pas d’outils de suivi précis et flexibles des expatriés, la complexité de gestion a donc augmenté. Mais cette crise a surtout rappelé l’importance de l’impact psychologique de l’expatriation et ses conséquences sur la performance d’un cadre.

 

Vous avez vous-même mené une enquête auprès de familles d’expatriés pendant le Covid-19. Quels en sont les principaux résultats ?

Cette enquête qualitative basée sur des entretiens et un questionnaire a été réalisée auprès de familles d’expatriés dans plusieurs pays, en Chine, en Russie, en Europe et en Amérique. Il s’agit d’hommes et de femmes âgés en moyenne de 40 à 55 ans, avec des enfants. Les résultats montrent que le Covid n’a pas eu beaucoup d’impact sur les affectations géographiques des expatriés. La principale préoccupation a concerné la santé mentale et le bien-être des enfants, en fonction des systèmes éducatifs choisis : durée de fermeture des écoles, disponibilité et efficacité de l’enseignement à distance… Les conjoints suiveurs ont souvent dû faire l’école à la maison et suspendre leurs projets personnels, ce qui a pu créer des tensions. Presque tous les expatriés ont souligné le manque d’aide, de soutien et de suivi durant la crise de la part des RH. Cela a entraîné des remises en question sur la volonté et la motivation des cadres de repartir à l’étranger. Cette enquête a clairement souligné l’importance de prendre en compte l’adaptation de la famille pour assurer la performance du cadre. 

 

Au final, quels enseignements peut-on tirer de cette crise du Covid-19 ?

Avec cette crise, on a vu dans le monde de la mobilité internationale, comme dans l’ensemble du monde professionnel, une montée de la complexité et des facteurs humains. L’humain a été remis au centre des préoccupations. L’impact psychologique de l’expatriation et sa conséquence sur la performance sont revenus sur le devant de la scène, tout comme l’importance de l’ajustement de la famille. Ce lien entre adaptation familiale et performance du cadre n’est pas nouveau, mais il sera certainement une priorité croissante dans les programmes que devront développer les RH.

 

Que dit la littérature académique sur ce sujet ?

Il existe une abondante littérature sur l’adaptation des expatriés et sur ce qu’ils doivent faire ou « traverser » pour performer. L’expatriation et son « effet » sont étudiés depuis les années 1970 et les modèles encore utilisés aujourd’hui expliquent l’adaptation des expatriés comme un « état psychologique dans le pays d’accueil ». La professeure Joyce Osland a parlé de l’expatriation comme d’un « voyage de héros », passant par des étapes de transformation singulières. En 2019, un article de la Harvard Business Review sur les « effets psychologiques de la vie à l’étranger » indique que les expériences internationales peuvent transformer « la conscience de soi d’une personne ».

 

L’impact mental de l’expatriation sur les familles et le lien entre l’ajustement de la famille et la performance du cadre ne sont pas nouveaux non plus. Dans son article « La famille globale en missions », la professeure P. Galiguiri montre que « l’adaptation interculturelle et l’adaptation du conjoint peuvent être des antécédents clés liés à la performance d’un expatrié dans sa mission globale ». Des chercheurs ont aussi constaté que les problèmes liés à la famille venaient au premier rang pour expliquer pourquoi les expatriés mettent fin à leurs affectations.

 

Vous avez consacré votre thèse de doctorat à l’expatriation. Quelle est l’origine de ce projet ? 

Ma thèse étudie l’effet du facteur psychologique de l’expatriation sur la performance d’un cadre. J’ai tenté de comprendre comment un cadre dirigeant arrivait à performer et pouvait ensuite maintenir cette performance lorsqu’il changeait de pays. Ce travail se fonde d’abord sur mes 18 années d’expérience à l’étranger, en tant que cadre expatriée ou conjoint suiveur. J’en ai retiré deux constats récurrents. Le premier est que le cadre performant qui s’adapte partout, dans tous les pays, le fameux « global leader », est difficile à trouver. J’ai au contraire observé que les cadres ont souvent du mal à s’adapter dans les pays où ils sont expatriés. J’ai aussi constaté que les entreprises sous-estimaient les challenges inhérents à la mobilité internationale et les enjeux liés aux compétences que développaient les cadres. Elles manquent de programmes de formation efficaces pour préparer les cadres à une exposition internationale. Le deuxième constat, est que les familles (conjoint suiveur et enfants) sont rarement bien préparées à ces changements, alors qu’elles jouent un rôle déterminant dans la réussite de l’expatriation. Elles sont rarement soutenues dans la transition vers une nouvelle vie.

 

Quels sont les principaux résultats de ce travail de recherche ?

J’ai effectué ma thèse à l’étranger, en Suède et en Russie. J’ai interviewé 25 cadres dirigeants de filiales de multinationales de nationalités différentes (Asie, Europe, Etats-Unis), venant d’industries variées (pharmacie, automobile, cosmétiques, etc.), avec un échantillon représentatif de femmes (18 %). J’ai également suivi un cadre dirigeant durant deux ans et demi.

 

Les résultats mettent d’abord en évidence l’importance du contexte : c’est le point de départ sur lequel les entreprises et les RH doivent être claires. Ce contexte dans lequel l’expatrié va partir dépend de la stratégie globale et locale de l’entreprise, des spécificités du pays d’accueil, des traits de personnalité et des expériences antérieures du cadre, mais aussi de la mission à réaliser. L’entreprise doit énoncer très clairement ce qu’elle attend de son cadre en expatriation.

 

Ensuite, l’expatriation est un peu synonyme de « l’inconnu » : tous les cadres interviewés parlent de « repartir à zéro » pour chaque nouvelle expatriation. Ils vont devoir relever des défis d’ordre managérial, culturel, organisationnel ou externe, qu’ils ne connaissaient pas forcément avant leur départ. Le cadre va donc devoir s’adapter, en toute autonomie, et passer par différentes phases d’apprentissage. Cet « apprentissage expérientiel » est théorisé par le professeur Kolb, de Harvard, qui explique comment on arrive à partir de son expérience à générer du savoir, à apprendre et à être performant dans l’apprentissage. Tous les cadres interrogés ont montré cette capacité à apprendre de leur expérience. C’est ce cycle d’apprentissage qui permet aux cadres de développer leur savoir-faire, des connaissances tacites et une intelligence pratique, de prendre « la bonne décision » pour répondre au problème posé, et de performer dans leur poste.

 

Comment les entreprises intègrent-elle ce processus de développement des expatriés ?

C’est un sujet très compliqué pour les entreprises. Cet apprentissage se fait généralement en toute autonomie, et pas en toute transparence vis-à-vis des RH, qui manquent d’informations et ne savent pas vraiment quels outils apporter au cadre pour l’aider à performer dans ce cycle d’apprentissage très spécifique et très lié au contexte. 

Je constate qu’il n’existe pas vraiment de cadre organisationnel ni de sensibilisation suffisante des RH pour traiter ce sujet. Celles-ci gagneraient à se doter d’outils adaptés pour aider les cadres expatriés à se préparer et à réussir sur place.

 

J’ai donc proposé un outil efficace dédié au suivi du cadre expatrié, le « Expat ID Profile ». Il peut s’ajuster très facilement aux besoins spécifiques de l’entreprise et permettre une gestion optimisée de la performance de chaque cadre à l’étranger grâce au  niveau élevée de données collectées et analysées pour chacun. Trop souvent, le suivi s’en tient uniquement aux entretiens annuels et/ou points à mi-année, ce qui reste  insuffisant pour obtenir une connaissance complète du développement du cadre. Avec un tel outil, l’entreprise peut mieux détecter à quel moment proposer au cadre une formation adéquate ou une aide adaptée ; elle parvient à capitaliser les gains en compétence et constitue un référentiel précieux pour les ressources humaines. Elle peut aussi diffuser une information rapide et complète de la carrière internationale du cadre aux différents services opérationnels. L’Expat ID profile peut offrir d’autres fonctionnalités  par exemple pour piloter le retour du cadre, sujet important dans la mobilité internationale. 

 

Après la crise du Covid, quelles seront, selon vous, les nouvelles tendances en matière de mobilité internationale ?

Pour l’après-Covid, je pense que la principale tendance sera le « Work from Anywhere » (WFA). Une tendance qui n’inclut pas seulement le travail à la maison, mais également, en matière de mobilité internationale, le fait de travailler d’un autre pays. En mai 2021, Accenture a interviewé 9.000 personnes dans 11 pays ; 40 % d’entre elles se sentent capables d’être productives en travaillant depuis un autre pays. De nouvelles formes de mobilité internationale vont se développer. Cela peut être aussi un levier pour l’entreprise, lui donner plus de flexibilité, notamment pour éviter les pays difficiles, avec des montages nouveaux. Des entreprises se positionnent déjà sur cette tendance. En 2020, Spotify a ainsi proposé un programme de « Work from Anywhere », en partant du principe que le travail n’est pas quelque chose pour lequel on vient au bureau, mais quelque chose que l’on fait… Et que l’efficacité ne se mesure pas au nombre d’heures passées au bureau, mais qu’il faut au contraire donner toute liberté aux individus d’aller travailler là où ils se sentent le plus productifs. Stellantis a également lancé une initiative de travail hybride appelée « New Era of Agility », qui prévoit que le travail à distance représente 70 % du temps pour la majorité des salariés.

 

Que pensez-vous du nomadisme digital ? 

Certains pays émergents, ou certaines villes, cherchent effectivement à attirer les nomades numériques grâce à une série d’incitations et de visas spéciaux, comme Dubaï ou Mexico. Davantage d’employés pourraient ainsi vouloir déménager et challenger leur entreprise avec de nouvelles aspirations. Des collaborateurs demandent déjà à être relocalisés et certaines entreprises, comme Amazon, prévoient un budget pour traiter ce type de demande. C’est une tendance qui va certainement amener encore un peu plus de complexité dans le monde de la mobilité internationale. Même si l’on n’en est qu’aux prémisses, il y a urgence pour les entreprises à définir une stratégie, à poser un cadre pour le télétravail et la mobilité internationale.

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